Magazine AMNESTY n° 109, juin 2022
Ukraine
La Guerre
sous toutes ses facettes
À l’ère des réseaux sociaux, de nombreuses images et vidéos tournées par les personnes qui vivent en Ukraine témoignent de la réalité du conflit. Amnesty International mobilise son laboratoire d’enquête pour analyser ces contenus et documenter de potentiels crimes de guerre.
Par Jean-Marie Banderet
Environ trois semaines après les bombardements qui ont ciblé des immeubles locatifs de la petite ville de Borodianka, à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Kiev, des corps de victimes civiles sont encore retirés des gravats par des pelleteuses. La chercheuse d’Amnesty International Donatella Rovera s’est rendue sur place pour documenter les destructions et recueillir des témoignages. Mais beaucoup d’éléments essentiels pour comprendre ce qui s’est passé le soir du 1er mars 2022 sur les quelque 800 mètres de l’avenue centrale qui traverse Borodianka ont déjà disparu. Pour épauler la chercheuse sur le terrain, la petite équipe de l’Evidence Lab, l’équipe de recherche de preuves d’Amnesty, rassemble et analyse les contenus disponibles en ligne, à la recherche des pièces du puzzle qui permettront de faire la lumière sur ce qui s’apparente à un crime de guerre.
Une série d’éléments qui comprend des photos, des coordonnées GPS, des listes de personnes disparues et les témoignages glaçants de celles ayant survécu aux frappes aériennes qui ont visé cinq immeubles d’habitation les 1er et 2 mars 2022. Et l’information selon laquelle des troupes russes étaient déjà présentes sur place dès le 25 février. Soit bien avant la prise de la ville survenue dans le cadre de l’offensive sur la capitale ukrainienne.
©Amnesty International
Le « bâtiment 429 », au bout de l’avenue centrale de Borodianka, quelques heures avant le raid aérien. Au premier plan, un camion militaire –apparemment russe– est en flammes (capture d’écran).
Le bâtiment 429, reconnaissable à sa façade irrégulière, photographié en 2015 par les services de Google.
Vodeo of immense damage in town of Borodyanka. pic.twitter.com/apPPXfehzN
— Aldin 🇧🇦 (@tinso_ww) March 1, 2022
Le bâtiment 429, immédiatement après l’attaque de missiles survenue au soir du 1er mars.
Analyse approfondie
Ray Adams Row Farr est chercheuse open source. Elle sillonne le web et les réseaux sociaux à la recherche de contenus publiés par des anonymes, simples citoyen·ne·x·s qui documentent ce qu’iels voient devant leur porte. C’est elle qui a conduit les recherches pour reconstituer le contexte dans lequel les destructions à Borodianka ont eu lieu. «Grâce à InVID, un logiciel qui permet de rechercher du contenu multimédia sur Twitter, par mots-clés et en filtrant les dates, j’ai trouvé une image datée du 1er mars à 16 h 17, heure locale, qui montre l’un des bâtiments qui nous intéressent, intact», explique la chercheuse. On y voit clairement un immeuble de sept étages, avec une façade particulière, où des pans de mur en briques alternent avec du crépi blanc. Il sera baptisé «bâtiment 429» pour les besoins de l’enquête. Au premier plan, un camion surmonté de tubes lance-roquettes est en flammes.
La prochaine étape consiste à «vérifier» cette image, c’est-à-dire l’heure et la date à laquelle elle a été postée, et l’endroit où elle a été prise. Pour déterminer la localisation, la technique la plus simple est de la croiser avec d’autres images, mais aussi avec des outils comme Google Street View, Yandex.Maps, Google Earth Pro ou OpenStreetMap. Dans le cas de ce bâtiment précis, les différences dans la peinture de la façade sont faciles à reconnaître: il s’agit bien du bâtiment 429, situé en bordure du rond-point qui marque la fin de l’avenue centrale de Borodianka. Le camion en feu, quant à lui, porte un V à la peinture blanche sur sa carrosserie; vraisemblablement russe.
«Pour vérifier l’heure et la date, nous avons recours à une technique tout aussi simple, le Reverse Image Search, c’est-à dire qu’on recherche d’autres versions de la même image qui auraient été mises en ligne auparavant », explique Milena Marin, qui dirige l’Evidence Lab d’Amnesty. Si aucun résultat ne correspond à notre recherche, cela signifie que c’est la première fois que cette image a été postée, et que la date est donc fiable. En outre, le bâtiment 429 est intact: l’image a manifestement été prise avant le bombardement. On peut donc en déduire qu’elle n’a pas été prise après le 1er mars. La même technique peut être utilisée pour préciser la localisation d’un contenu. Certaines personnes incluent le lieu des prises de vues dans ce qu’elles postent sur les réseaux sociaux.
toujours croiser les sources
Une vidéo postée sur Twitter dans la matinée du 1er mars –environ six heures avant les attaques– semble confirmer la présence de troupes russes sur place avant le bombardement. On y voit un blindé russe, lui aussi marqué du V à la peinture blanche, avec des soldats assis sur ses côtés, au-dessus des chenilles. Deux d’entre eux tirent des coups de feu directement dans la direction de la personne qui filme. Pour déterminer le lieu de la scène, l’équipe de l’Evidence Lab est à la recherche d’indices visuels dans la vidéo : bâtiments, couleurs, arbres, panneaux routiers, affiches, ombres, inscriptions… qu’elle va ensuite croiser avec des données cartographiques ou des images. Dans ce cas, c’est l’enseigne du magasin devant lequel passe le tank et la forme particulière de la marquise au-dessus de la porte d’entrée ainsi que la forme des fenêtres, qui permettront de déterminer où précisément la scène a eu lieu grâce aux outils cartographiques de Google et Yandex. Une fois encore, ces indices correspondent au giratoire qui se trouve au bout de l’avenue centrale, juste devant le bâtiment 429. «Nous avons recours à un processus manuel de reconnaissance des indices présents dans le paysage des contenus que nous analysons, que nous cherchons ensuite à retrouver dans Street View –quand la zone est disponible–, ou dans des images satellite», résume Ray Adams Row Farr.
Avec ces quelques images et la vidéo, on peut se faire une idée de ce à quoi ressemblait la zone avant les attaques. Mais on retrouve aussi des contenus enregistrés après les attaques. Une autre vidéo postée à 19 h 17, heure locale, le 1er mars, montre le même rond-point filmé à 360°, moins de deux heures après le bombardement. On y reconnaît clairement le bâtiment 429, en proie aux flammes, grâce aux mêmes différences dans la peinture de la façade. Mais aussi le magasin devant lequel le blindé russe était passé. Pour faciliter sa tâche, Ray Adams Row Farr effectue des va-et-vient constants: «J’ai toujours plusieurs onglets ouverts pour pouvoir passer de l’un à l’autre et comparer les images, ici la façade de l’immeuble.»
Plusieurs indices visuels apparaissent sur cette séquence. La forme des fenêtres à l’arrière-plan, la marquise au-dessus de la porte d’entrée et la forme du second bâtiment devant lequel passe le blindé permetttront de retrouver la localisation des troupes russes. (capture d’écran)
Le blindé russe est passé sur ce giratoire devant ce bâtiment vert qui se trouve en face du bâtiment 429, (visible sur cette image en la faisant tourner vers la gauche).
A l'affût des crimes de guerre
La petite équipe de spécialistes que dirige Milena Marin a beaucoup à faire depuis le début de la guerre en Ukraine. Composé de six personnes, l’Evidence Lab d’Amnesty a analysé plus de 1000 vidéos et images en l’espace de deux mois. Des contenus open source, dénichés sur les réseaux sociaux: Telegram, mais aussi Facebook, Twitter ou YouTube. Recoupées, combinées, ces ressources ont permis de documenter une cinquantaine d’événements distincts. Tous de potentiels crimes de guerre.
Le Lab fait régulièrement appel à des consultant·e·x·s en fonction des besoins spécifiques: spécialistes en modélisation 3D, développeur·e·x·s pour coder les programmes nécessaires à l’analyse d’une base de données… En plus de coordonner l’équipe, Milena Marin apporte son expertise dans le crowdsourcing d’importantes bases de données. C’est une des clés essentielles du fonctionnement de l’Evidence Lab: il peut compter sur le Digital Verification Corps, un réseau d’une centaine de volontaires, étudiant dans des universités situées dans diverses parties du monde, spécialement formé·e·x·s à l’analyse de matériel vidéo. Enfin, le Lab peut aussi faire appel à un autre réseau, Amnesty Decoders, qui peut mobiliser jusqu’à un millier de personnes pour analyser de très grandes quantités de données.
travail d'équipe
Ces investigations ne sont pas le fruit d’un processus individuel. Les deux investigatrices open source collaborent constamment avec d’autres membres de l’équipe, comme Brian Castner, expert en armement, Micah Farfour, spécialiste en télédétection (soit l’analyse des images satellite) ou la chercheuse Donatella Rovera, qui a la meilleure connaissance du terrain. «Avec son background militaire, Brian est capable d’identifier précisément les véhicules militaires ou les autres pièces d’armement. C’est particulièrement important dans un contexte comme l’Ukraine où une bonne partie des armes des deux camps sont de fabrication soviétique», rappelle Milena Marin. Pour minimiser le risque de confusion, l’Evidence Lab se tient à jour sur les ventes de matériel militaire, en l’occurrence sur les armes et les véhicules de fabrication russe vendus à l’Ukraine. Les signes distinctifs peints sur les véhicules russes sont aussi un bon indicateur, qui permet notamment de déterminer à quels bataillons ils appartiennent.
Cependant, il est arrivé à plusieurs reprises que du matériel de l’un des camps soit capturé et utilisé par le camp adverse, ce qui complique l’identification des forces en présence. Dans ce cas, c’est leur position, la durée de leur présence sur place et la direction dans laquelle sont pointés les canons qui permettront de déterminer «qui est aux commandes».
À Borodianka, le modèle de blindé que l’on voit sur la vidéo prise sur le rondpoint est utilisé autant par les Russes que par les Ukrainiens. C’est là qu’intervient Micah Farfour. Elle peut observer sur les images satellite depuis quand les véhicules en question sont sur la zone, des informations à nouveau croisées avec ce que l’on sait des dates de l’occupation russe. Ajoutez à cela les témoignages des personnes sur place, et le puzzle commence à prendre forme.
La difficulté, c’est la distance qui sépare les membres de l’équipe de leurs sources. «Le résultat de nos recherches est rarement catégorique. Nous sommes souvent obligés de conclure qu’il s’agit apparemment d’un blindé russe, et non pas formellement», déclare Milena Marin. C’est pour cette raison que l’Evidence Lab investit autant d’énergie dans ses recherches: en multipliant des sources concordantes, dûment vérifiées, il se dote d’un faisceau d’indices pour donner un éclairage aussi large que possible.
Comparées à celles de 2015 sur Google maps (ci-dessous), les images satellites récentes permettent de constater l’étendue des destructions.
pour en savoir plus
Une visualisation immersive à 360° (en anglais) des preuves récoltées durant cette enquête est disponible à cette adresse
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