Magazine AMNESTY n° 109, juin 2022

source de conflit

Assoiffé·e·x·s
par la corruption

Alors que le sud du pays est régulièrement frappé par des pluies diluviennes qui coûtent la vie à 400 personnes par an en moyenne,  partout ailleurs en Afrique du Sud, la population lutte contre la sécheresse et l’eau polluée. Avec un accès à l’eau potable loin d’être  garanti. Reportage à Giyani, Johannesburg et Vanderbijlpark.

Texte par Jasmin Sarwoko, correspondante en Afrique du Sud

Photos NZZ Format et Jasmin Sarwoko

La brouette chargée de deux bidons que pousse Sarah Makhubela résonne d’un bruit sourd tout au long du chemin de gravier qu’elle parcourt chaque matin avant que le soleil ne soit trop haut. Elle emprunte cette route, plus souvent fréquentée par les ânes et les brouettes que par les voitures, jusqu’au point d’eau public, un réservoir doté d’un robinet. Celleux qui n’ont pas de puits privé dans leur jardin doivent s’y rendre pour chercher de l’eau – s’il en reste.

«Ici, à Khakhala, les robinets sont parfois fermés, ou les réservoirs vides. Nous devons alors acheter de l’eau aux voisins qui ont un forage», explique Sarah en soulevant les bidons vides de sa brouette. L’eau qu’elle vient chercher doit suffire pour l’ensemble de son ménage, soit douze personnes. Sarah est la cheffe de famille. Deux de ses cinq enfants sont partis tenter leur chance à Johannesburg. Les autres vivent avec elle dans le village de Khakhala, au nord-est du pays. Comme tant d’autres familles de la région, les Makhubela vivent principalement des allocations familiales versées par l’État, soit l’équivalent de 30 francs suisses mensuels par enfant.

Lorsqu’on lui demande qui est responsable de cette situation, la réponse est sans équivoque: le gouvernement. Les politiques viennent dans les villages, en particulier pendant les campagnes électorales, pour solliciter des voix et promettre de rétablir l’approvisionnement en eau. «Je n’aime pas entendre que beaucoup d’argent a déjà été dépensé dans des projets hydrauliques, mais que nous n’avons toujours pas d’eau. Je suppose qu’ils nous mentent», poursuit Sarah.

 

Sarah Makhuleba doit faire un kilomètre pour aller chercher l’eau nécessaire à sa famille au robinet public. ©NZZ Format
La corruption a miné le projet hydraulique de Giyani. ©NZZ Format
Les travaux sont à l’arrêt autour de la ville de Giyani. ©NZZ Format
L’unique robinet de Khakhala est vite tari. ©NZZ Format

Personne ne sait exactement où disparaît l’argent destiné à la construction de nouveaux barrages ou à la réparation des canalisations cassées. Pourtant, la Special Investigating Unit (SIU) de l’État enquête sur la corruption depuis 2016, car Khakhala est l’un des 55 villages qui devraient bénéficier du projet Giyani Water Project. Celui-ci a été lancé en 2014 par le président de l’époque, Jacob Zuma, afin d’approvisionner en eau les alentours de la ville de Giyani, dans le nord du pays. La SIU a découvert que l’ampleur de la corruption était plus importante que prévu. « Il y a eu des irrégularités dans les contrats avec les entreprises de construction et de conseil. Ceux-ci ont été attribués en sous-main, sans avoir fait l’objet d’un appel d’offres public, comme l’exige la loi. Huit ans plus tard, l’eau ne coule toujours pas. Soit parce qu’aucune infrastructure n’a été construite, soit parce que les travaux ont seulement commencé ici et là », déclare Kaizer Kganyago, porteparole de l’unité anticorruption.

Sitôt que l’on sort de la ville de Giyani, les déclarations de Kaizer Kganyago se confirment : des tranchées ouvertes et des tuyaux empilés jonchent les rues. Lorsqu’on lui demande qui a profité de ces deals, il ne donne pas de noms, car des procédures judiciaires sont encore en cours. Mais il laisse entendre que des fonctionnaires du Ministère de l’habitat, de l’eau et de l’assainissement, ainsi que des autorités régionales de Lepelle, ont reçu des pots-de-vin. «Ils ont acheté des maisons et des voitures avec cet argent.»

Ce qui a commencé comme un contrat de 90 millions de rands (5,5 millions de francs suisses) a rapidement gonflé jusqu’à atteindre 3,5 milliards (212 millions de francs). Les journalistes du consortium d’investigation AmaBunghane ont révélé en 2021 que la ministre de l’Habitat, de l’Eau et de l’Assainissement de l’époque, Nomvula Monkonyane, ainsi que le politicien d’opposition Julius Malema, avaient reçu de juteux dons pour leurs partis respectifs… de la part de la même société de conseil que celle qui avait été engagée pour le Giyani Water Project. Des dons arrivés au moment même où le projet était au point mort et où des questions sur la légalité des contrats commençaient à émerger. Des paiements qui devaient permettre d’exercer une pression politique pour prolonger le contrat de la société de conseil et de son sous-traitant.

Loin des arcanes politiques, Sarah Makhubela se tient devant le réservoir d’eau public de Khakhala. Après avoir ouvert le robinet, un jet d’eau jaillit de manière inattendue. De quoi remplir environ une tasse de café, avant de s’arrêter progressivement. Elle devra de nouveau acheter de l’eau aujourd’hui.

méfiance de la population

Comme c’est souvent le cas, ce sont les couches les plus pauvres de la population qui font les frais de cette corruption. Les voies de recours contre les responsables font souvent défaut. Le droit à l’eau potable est certes ancré dans la Constitution, mais la réalité est différente.

En 2019, le gouvernement annonçait fièrement que 93 % de la population avait accès à l’eau potable et 76 % à l’assainissement. Ce qu’il voulait dire par là, c’est que les canalisations publiques sont présentes dans un rayon de 200 mètres autour des foyers. «Cette façon de définir “l’accès” est malhonnête», écrivait la Dre Ferrial Adam, scientifique et militante écologiste, dans une tribune publiée par le Daily Maverick, «car moins de 50 % des Sud-Africains ont de l’eau courante à domicile». Selon des études, les personnes issues des townships ou des zones rurales en particulier doivent recourir à une eau de mauvaise qualité.

Nous rencontrons Ferrial Adam au bord de la rivière Vaal, l’une des principales d’Afrique du Sud, qui alimente en eau quelque 19 millions de personnes. Ferrial a apporté un petit sac isotherme. «Nous voulons apprendre aux gens sur place à tester et à analyser la qualité de l’eau. Ils auront ainsi une base d’argumentation devant les autorités. Car souvent leurs maladies liées à la qualité de l’eau du robinet sont considérées comme des chimères», dit-elle en sortant quelques flacons et éprouvettes. Dans la région du Vaal, un autre symptôme de la crise de l’eau apparaît : la pollution par les eaux usées déversées dans la rivière par des stations d’épuration défectueuses.

En 2018, plusieurs rapports ont fait état de maladies, de bétail mort et d’espèces de poissons décimées. Les gens ont protesté, si bien que la South African Human Rights Commission (la Commission sud-africaine des droits humains) est intervenue et a déclaré que les autorités locales ne respectaient pas les droits humains. Le gouvernement local s’est vu retirer la responsabilité de la gestion future de la région. Le mandat incombe désormais au Ministère national de l’eau, qui a confié le projet à l’agence nationale Rand Water, laquelle communique régulièrement l’état d’avancement du projet.

Sur les rives du Vaal, la pollution est invisible. Au contraire, tout semble paisible: des pêcheurs installent leurs cannes à pêche, un groupe de jeunes flâne au bord de l’eau. Mduduzi Tshabalala, un activiste du township voisin de Sebokeng, est lui aussi présent. Il aimerait comparer la qualité de l’eau du Vaal avec les tests de qualité du gouvernement, publiés en ligne. «Je ne fais pas confiance aux autorités», dit-il. «Les tests de l’eau me donnent la possibilité de vérifier les résultats de Rand Water.» L’homme de 38 ans s’agenouille au bord de la rivière et commence à rincer un tube à essai. Ferrial s’assied à ses côtés et lui donne des instructions: «Ce test permet de détecter la bactérie E.coli. Si l’eau y réagit positivement, c’est un indicateur qu’elle contient des matières fécales humaines ou animales. Il se forme des points bleus que l’on compte ensuite.» Mduduzi tient une boîte de Petri dans sa main, sur laquelle il dépose quelques gouttes d’eau du Vaal à l’aide d’une pipette. Le résultat est visible après environ 48 heures.

 

Ferrial Adam et Mduduzi Tshabalala testent l’eau du Vaal. ©NZZ Format
Il faut 48 heures pour détecter la présence de bactéries. ©NZZ Format
Les consciences écologiques sont moins développées qu’en Europe. La manifestation à laquelle prend part Mdudzi Tshabalala ne réunit qu’une poignée de participant·e·x·s. ©Jasmin Sarwoko
Les manifestant·e·x·s auront passé près de deux heures devant le siège d’une entreprise à Johannesbourg. ©Jasmin Sarwoko

Une crise aggravée
par le changement climatique

L’Afrique du Sud est pauvre en eau. Le pays souffre de différents phénomènes météorologiques extrêmes qui ont fortement augmenté en raison du changement climatique. Alors que des villages comme Khakhala connaissent des périodes de chaleur et de sécheresse de plus en plus longues, les images d’un autre extrême dans le sud du pays font le tour du monde : maisons emportées par les eaux, routes inondées, cadavres sous les décombres. Le 14 avril 2022, des inondations sans précédent provoquées par de fortes pluies ont coûté la vie à plus de 430 personnes dans la région de Durban.

De nombreuses personnes considèrent encore le changement climatique comme un problème environnemental abstrait qui ne préoccupe que les habitant·e·x·s des «pays du premier monde». Les manifestations de masse, comme le mouvement Fridays for Future en Europe, sont en effet rares en Afrique du Sud.

À Rosebank, quartier huppé de Johannesburg, l’un des innombrables minibus-taxis s’arrête devant une grande agence bancaire. Une poignée d’activistes en descend, dont Mduduzi Tshabalala, notre interlocuteur du Vaal. C’est le Jour de la Terre, une journée internationale d’action pour la protection de l’environnement. Quelques manifestant·e·x·s occupent déjà la rue et tiennent des pancartes pour exiger la propreté de l’eau.

«Nous devons faire sortir les politiques et les entreprises de leur zone de confort et leur rappeler leurs obligations. C’est parfois frustrant. Je me heurte régulièrement à des politiciens dans des débats publics. C’est dur. Mais quelqu’un doit défendre ces intérêts», déclare Mduduzi. «Car comme nous le voyons en Afrique de l’Est, des conflits violents autour de l’eau peuvent survenir si rien ne change.» Il a de mauvaises nouvelles : les échantillons d’eau que Ferrial et lui ont prélevés dans le Vaal révèlent effectivement la présence d’E.coli. Mduduzi prévoit de présenter les résultats aux autorités.

La manifestation de la vingtaine d’activistes prend fin au bout de deux heures. Iels rangent leurs pancartes et se dispersent lentement. Mais la lutte des Sud-Africain·e·x·s pour un approvisionnement équitable en eau potable est loin d’être terminée.

Pour en savoir plus

Retrouvez le documentaire Der letzte Tropfen – Südafrika in der Wasserkrise (en allemand), réalisé par Jasmin Sarwoko pour NZZ Format.

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