Magazine AMNESTY n° 117, juin 2024
États-Unis
Avortement :
Un enjeu de la présidentielle
Deux ans après l’abolition du droit à l’avortement par la Cour suprême, une nouvelle génération d’activistes se mobilise en faveur de l’IVG et pourrait faire basculer le scrutin de novembre.
Texte et photos par Théophile Simon
En ce 1er mai, le Sénat de l’Arizona est en proie à une ferveur inhabituelle. Parmi les travées de l’hémicycle, les élu·e·x·s multiplient les conciliabules d’un air grave. Dans la coursive réservée au public, pas un siège n’est resté vacant. Une foule compacte retient son souffle, car le texte mis au vote ce matin-là est de toute première importance : les élu·e·x·s démocrates réclament l’abolition d’une vieille loi interdisant complètement l’avortement en Arizona.
Le texte, voté en 1864, était depuis longtemps relégué aux oubliettes de l’Histoire. En 1973, une décision de la Cour suprême des États-Unis baptisée Roe vs. Wade avait sanctuarisé le droit à l’IVG au niveau fédéral. Un demi-siècle plus tard, en juin 2022, la même Cour suprême, cette fois composée d’une majorité conservatrice, est revenue sur sa propre jurisprudence, laissant aux États américains le soin de définir eux-mêmes leur politique en matière d’avortement. Quatorze États ont depuis interdit l’IVG. Sept autres en ont partiellement restreint l’accès.
Vent de révolte
Le 9 avril dernier, l’Arizona bascule du second groupe au premier : non content·e·x·s d’avoir interdit l’IVG au-delà de quinze semaines de grossesse, les républicain·e·x·s exhument la loi de 1864 et réclament son application auprès de la Cour suprême de l’Arizona. Celle-ci leur donne raison, semant un vent de panique parmi la population. « Le retour de la loi de 1864 a été un tremblement de terre pour la jeune génération, par-delà des attaches partisanes. Lorsque la nouvelle est tombée, beaucoup de jeunes se sont effondrés en larmes », se souvient Patti O’Neil, la cheffe du Parti démocrate en Arizona, venue assister à la mise au vote de la loi d’abrogation au Sénat.
Dans l’hémicycle, un élu proclame d’un ton solennel : « À 16 voix contre 14, le texte est adopté. La loi de 1864 est abrogée. » Le décompte des votes s’égrène à l’écran et dévoile une surprise. Deux élus républicains ont voté avec les démocrates. Les insultes fusent de la part des militant·e·x·s anti-IVG présent·e·x·s dans la coursive. « Quelle honte ! Vous ne l’emporterez pas au paradis ! » hurle l’un d’eux en brandissant le poing. « Les deux républicains qui ont voté contre leur camp sont élus dans des districts qui peuvent basculer aux prochaines élections. Ils ont peur. Les conservateurs comprennent que ces lois anti-IVG risquent fort de leur coûter l’élection présidentielle en novembre », analyse Patti O’Neil.
L’Arizona s’annonce en effet comme l’une des étapes décisives dans la course à la Maison-Blanche, puisqu’il compte parmi les sept « États pivots » susceptibles de basculer dans un camp ou dans l’autre. En 2016, l’Arizona avait voté pour Donald Trump. Puis Joe Biden y avait triomphé en 2020. À l’extérieur du Sénat, des militant·e·x·s proavortement jurent de tout faire pour empêcher Donald Trump de prendre sa revanche. « Nous allons remuer ciel et terre pour faire de la question de l’IVG la question centrale de l’élection. Tous nos amis, même les moins politisés, sont cette fois conscients que leur vie sera littéralement en cause lors du scrutin », tempêtent Amirah Coronado et Lexie Rodriguez, 17 ans chacune.
« J’ai dû fuir le Texas telle une criminelle pour aller prendre une pilule abortive dans une clinique en Californie, c’était un cauchemar. »
Alexandria Cardenas, dans son appartement à Houston.
Des opposant·e·x·s à l’IVG durant le vote sur l’abrogation de la loi de 1864 devant le Sénat de l’Arizona, le 1er mai 2024.
Des mères adolescentes dans un lycée de Brownsville, une ville frontalière du Mexique, le 30 avril 2024.
Fuir pour avorter
Mille kilomètres plus à l’est, le Texas offre un funeste aperçu du danger qui guette l’Arizona. Depuis août 2022, l’IVG y est interdite, y compris en cas de viol ou d’inceste. Résultat, des milliers de Texan·e·x·s doivent désormais se rendre dans un autre État pour avorter. En vertu d’une loi votée en novembre 2023, toute personne « aidant ou incitant » à l’avortement est par ailleurs passible de poursuites. « J’ai dû fuir le Texas telle une criminelle pour aller prendre une pilule abortive dans une clinique en Californie, c’était un cauchemar », témoigne Alexandria Cardenas, 24 ans, depuis sa maison de Houston. En janvier 2023, après avoir découvert sa grossesse, cette travailleuse sociale pousse la porte de Planned Parenthood, la plus grande ONG de planning familial des États-Unis, pour se renseigner sur l’IVG.
Elle est accueillie par un silence gêné. « Les médecins n’ont même plus le droit de conseiller les patients. J’ai dû me seule du début à la fin », s’offusque-t-elle. « À mon retour au Texas, la criminalisation ambiante de l’avortement a pesé sur mon moral. Je suis tombée en dépression et j’ai failli me suicider. » La jeune femme n’est pas la seule à avoir frôlé le drame. Selon les lois texanes, seules les grossesses menaçant le parent d’un péril mortel peuvent faire l’objet d’une IVG. Dans les faits, cependant, cette exception n’est que rarement appliquée.
Lauren Miller, 36 ans, en a fait l’amère expérience. À l’été 2022, après quelques semaines de grossesse, cette cadre en entreprise installée à Dallas apprend que l’un de ses deux foetus jumeaux est diagnostiqué d’une trisomie 18. Bien que celui-ci n’ait que peu de chances de survie et menace la santé du foetus viable, ainsi que celle de la mère, le corps médical texan refuse d’intervenir. « J’ai dû aller au Colorado pour avorter du foetus non viable, cela m’a coûté plusieurs milliers de dollars », raconte tristement Lauren, qui a depuis porté plainte contre l’État du Texas. « J’en ai eu les moyens, mais je n’ose même pas imaginer dans quelle situation se retrouvent les parents en difficultés financières. »
Une loi raciste et classiste
Les ONG, elles, sont chaque jour confrontées aux conséquences de l’interdiction de l’IVG sur les plus défavorisé·e·x·s. « Environ 85 % des gens qui appellent à l’aide sont issus de minorités ethniques, alors que celles-ci ne composent que la moitié de la population du Texas. La réalité, c’est que ces lois anti-IVG sont racistes et classistes », dénonce Anna Rupani, la directrice de Fund Texas Choice (FTC), une association offrant une aide financière aux Texan·e·x·s voulant avorter. Parmi les minorités ethniques, les migrant·e·x·s et les mineur·e·x·s sont particulièrement vulnérables à l’absence de recours à l’IVG. Pour la première fois en quinze ans, le nombre de grossesses adolescentes augmente à nouveau au Texas.
« J’ai dû aller au Colorado pour avorter du foetus non viable, cela m’a coûté plusieurs milliers de dollars. »
Lauren Miller et son fils Henry (ci-dessus), dans leur maison de Dallas, au Texas, le 28 avril 2024.
« De plus en plus de mes élèves tombent enceintes dès l’âge de 14 ou 15 ans. Les gens sont livrés à eux-mêmes et l’État du Texas n’a pas alloué davantage de ressources pour aider celles qui ne peuvent plus avoir recours à l’avortement », confirme Cynthia Cardenas, la directrice d’un collège-lycée de Brownsville, une ville frontalière du Mexique peuplée à 99 % de Latinos et où le taux de pauvreté est deux fois supérieur à la moyenne nationale.« Les États-Unis font un gigantesque bond en arrière », conclut Anna Rupani. « C’est une leçon pour le reste du monde : il ne faut pas penser que le droit à l’avortement est un acquis éternel. »
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