Magazine AMNESTY n° 120, mars 2025
domination masculine
Livrées à elles-mêmes
Toutes les 34 heures, une femme meurt au Venezuela, tuée par la violence sexiste. Une tendance tragique entretenue par le machisme, la corruption et l’indifférence de l’État. Reportage en images.
Texte et photos de Linda Käsbohrer
À plusieurs reprises, Carla Ríos a dénoncé son ancien compagnon violent aux autorités. Mais ces dernières ont ignoré les appels à l’aide de cette cheffe d’entreprise, mère de deux enfants. Son ex-partenaire a donc continué à la poursuivre et à la menacer. Quelque temps après, il l’a enlevée, puis violée dans un hôtel. Même cet épisode n’a pas suffi pour obtenir une ordonnance de protection.
Le 31 juillet 2020, Carla Ríos est retrouvée dans sa propre maison avec une balle dans la poitrine, une autre dans la tête. Elle a perdu la vie parce que son ex-partenaire ne pouvait pas accepter qu’elle mène une vie indépendante, sans lui. Dans son esprit, Carla était sa propriété.

Pour la famille, sa mort a été un choc. « Au début, il traitait
toujours bien Carla. Il m’appelait même ‘maman’ », raconte Carmen Rodriguez, la mère de Carla. Mais lorsque sa fille a réussi dans sa profession et commencé à prendre son indépendance, tout a changé.
L’ex est devenu de plus en plus jaloux. Il voulait contrôler Carla. Il réagissait avec violence lorsqu’elle ne répondait pas assez vite à ses messages. La mère a du mal à trouver les mots pour décrire ce qui est arrivé à sa fille.
«Les autorités savaient qu’il était dangereux. Mais elles n’ont rien fait pour l’empêcher d’approcher Carla –jusqu’à ce qu’il la tue. Les coupables restent impunis, les victimes tombent dans l’oubli.»
Carmen Rodriguez
La mort violente de Carla a fait réaliser à sa sœur que les Vénézuéliennes ne peuvent pas compter sur la protection des autorités. «Déposer une plainte n’a aucun effet. Des femmes comme ma sœur perdent la vie et le système reste inactif.»
En 2023, le Centro de justicia y paz (Centre de justice et paix) a recensé 253 féminicides et 134 tentatives. Le total est sans doute bien plus élevé, car de nombreux cas ne sont pas signalés par peur de représailles ou en raison du manque de confiance dans le système judiciaire.

Klaribel se sent elle aussi abandonnée par les autorités vénézuéliennes. En 2020, elle se sépare de son partenaire de l’époque, maladivement jaloux et qui la battait régulièrement. Après leur rupture, il a commencé à la harceler et la menaçait de mort à chacune de leurs rencontres.
À trois reprises, Klaribel a tenté d’obtenir une ordonnance d’éloignement, sans succès : les autorités n’ont pas donné suite. «Pour le bien de mes enfants, je me suis tue bien trop longtemps», raconte-t-elle. Au lieu de retrouver la liberté, la séparation a engendré de nouvelles menaces : ses enfants ont également été pris pour cible. «Je n’ose plus sortir seule dans la rue.»
«Il a pris une bouteille de gaz, l’a ouverte et a menacé de nous faire exploser.»
Klaribel


Lisette González travaille pour l’ONG Provea, qui s’engage pour les droits sociaux et humains. «Les féminicides sont souvent la fin tragique d’une spirale de violence favorisée par le manque de protection de l’État», explique la sociologue. Les victimes sont renvoyées d’une administration à l’autre. Les aides financières sont insuffisantes et les foyers pour femmes trop peu nombreux. Lisette González considère la dépendance économique de nombreuses femmes comme un obstacle majeur pour sortir des relations toxiques et violentes. «Sans revenu propre, de nombreuses femmes restent prisonnières de leur conjoint.» Pour l’activiste, un meilleur accès à la formation pour les femmes est indispensable, ainsi que des réformes et des mesures de protection renforcées.
Derrière les façades colorées des rangées de maisons se cache souvent une sombre réalité. Pour de nombreuses femmes comme Carla ou Klaribel, le domicile devient un lieu dangereux et effrayant. En 2007, une loi sur la prévention de la violence envers les femmes a certes été introduite au Venezuela. Elle prévoit des mesures de protection. Mais jusqu’à présent, cette loi n’a jamais été mise en œuvre par des dispositions ou des règlements spécifiques. La police et la justice ne savent souvent pas comment procéder lorsqu’elles sont saisies d’affaires de violence. Les faits sont minimisés et les victimes sont systématiquement discréditées. À cela s’ajoute la corruption : les auteurs de violences paient une somme pour s’affranchir des mesures d’éloignement ou d’une détention provisoire.

Ces dernières années, le gouvernement a mis en place des mujer cafés (cafés pour les femmes). Des établissements gérés par des femmes qui ont été formées dans le cadre d’un programme étatique. L’objectif affiché est de permettre aux femmes d’obtenir un revenu, mais des critiques dénoncent ne manœuvre électoraliste qui servirait surtout à redorer le blason des programmes officiels.
Les féminicides dans le monde...
Le terme « féminicide » désigne le meurtre de femmes en raison de
leur sexe. Cette violence liée au genre n’a pas seulement lieu dans des pays lointains. En Suisse aussi: en 2023, deux femmes succombaient chaque mois sous les coups de leur mari, de leur compagnon, de leur ex-partenaire, de leur frère ou de leur fils. Il n’existe toutefois pas de statistiques consolidées sur les féminicides en Suisse, faute de définition officielle du terme. L’Organisation mondiale de la santé décrit le féminicide comme « l’homicide volontaire d’une femme » et fait la distinction entre les féminicides dans le cadre de relations intimes et liés à la dot d’une part, et ceux en dehors des relations intimes de l’autre. Selon l’ONU,
85 000 femmes et jeunes filles ont été tuées dans le monde en 2023, parmi lesquelles 51 100 par leur partenaire intime ou un membre de leur famille.
... et en amérique latine
L’Amérique latine enregistre un taux de féminicides particulièrement élevé. Selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), au moins 3897 femmes ont été victimes de féminicide sur la région en 2023, ce qui correspond à onze meurtres par jour. En 2016, 14 pays d’Amérique latine figuraient parmi les 25 pays présentant les taux de féminicides les plus élevés. La CEPALC estime qu’en Amérique latine, 88 millions de femmes de plus de 15 ans ont été – ou sont – victimes de violences physiques ou sexuelles de la part d’un agresseur qui était – ou est toujours – leur partenaire. Selon l’ONG Oxfam, les principales victimes appartiennent à des groupes défavorisés : les femmes jeunes, indigènes et pauvres, qui ont souvent peu accès à l’éducation et aux ressources économiques. Ces femmes sont non seulement particulièrement exposées au risque de violence, mais elles sont également moins protégées par le système judiciaire.
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