Magazine AMNESTY n° 121, juin 2025
Italie
Survivre sur la «Piste»
Le village de Borgo Mezzanone, dans les Pouilles, abrite l’un des plus grands bidonvilles d’Europe. De nombreuses femmes migrantes qui y vivent sont victimes de traite d’êtres humains et d’exploitation sexuelle.
Texte de Nina Apin, photos de Nicoló Lanfranchi
«Elle a besoin d’un rendez-vous chez le médecin. Et d’un avocat pour l’accompagner à la police. » À la sortie du cabinet médical, Daniela résume la situation de la patiente à une collègue. Daniela ne donne pas son nom de famille pour des raisons de sécurité. L’assistante sociale travaille pour Intersos, une organisation humanitaire italienne, qui oeuvre le plus souvent dans des régions en guerre. Mais Daniela travaille en Italie, dans le village de Borgo Mezzanone, à la périphérie duquel se trouve l’un des plus grands bidonvilles d’Europe. Ses habitant·e·x·s l’appellent La Pista (la Piste). Située sur le site d’un aéroport militaire de la Seconde Guerre mondiale désaffecté, cette ville informelle consiste en une bande d’asphalte rectiligne entourée de montagnes de déchets et de cabanes en tôle ondulée. En été, lorsque les tomates sont mûres pour être cueillies dans les champs environnants, ce sont jusqu’à 3000 personnes qui y vivent. En hiver, elles sont un millier. Les résident·e·x·s de La Pista proviennent de Somalie, du Nigeria, du Ghana, du Bangladesh, du Pakistan ou de Syrie.
Certain·e·x·s sont des réfugié·e·x·s dont le titre de séjour a expiré, d’autres sont venu·e·x·s en Italie pour travailler et se retrouvent dans des conditions précaires. Maisons en briques sans fenêtres, caravanes abandonnées, conteneurs ou constructions en tôle ondulée et lattes de bois – presque tout sert d’abri. Il n’y a pas d’eau courante ni de canalisations, l’électricité est tirée d’un enchevêtrement de câbles. Ça sent le feu de bois, le plastique brûlé et les excréments.
Intersos offre gratuitement des conseils et des traitements. La plupart de ses bénéficiaires sont des hommes qui souffrent de blessures du travail ou de maladies chroniques, explique la jeune juriste Daniela Zitarosa, qui porte le même prénom que sa collègue. « La situation est grave pour tout le monde », souligne-t-elle. Car les conditions de travail imposées par le système mafieux du caporalato sont désastreuses. Un « caporal » engage des migrant·e·x·s qu’il fait travailler jusqu’à douze heures par jour dans les champs pour un salaire de misère. Il déduit de leur paye l’équipement de travail, le transport et le logement. Le syndicat agricole italien FLAI CGIL estime que 430 000 personnes travaillent sous le régime du caporalato dans toute l’Italie, et que près de 100 000 d’entre elles vivent dans des campements illégaux.
Quatre millions de réfugié·e·x·s vivent en Turquie ; 3,6 millions sont originaires de Syrie. «Seuls 1 % d’entre eux obtiennent un permis de travail», explique Amke Dietert, du groupe régional Amnesty Turquie. Près d’un million de Syrien·ne·x·s travaillent dans le secteur informel, surtout dans l’agriculture, dans les usines de textile, sur les chantiers et dans la restauration. On ne sait pas exactement combien travaillent dans les usines de recyclage, mais on les voit partout dans la zone industrielle d’Adana. «Mon chef dit que c’est pour nous aider qu’il nous engage, nous, les Syriens», raconte Ali*. Ce trentenaire au visage rond et sympathique travaille dans un dépôt où il trie les déchets. Il est actuellement le seul employé. «Il y a peu de temps encore, nous étions six Syriens», ajoute-t-il. Tous des enfants, à part lui et un vieil homme. «Ils avaient onze ou douze ans, venaient pour quelques jours puis on ne les voyait plus.»
Ali parle d’une voix calme, s’en tient à l’énoncé des faits, même lorsqu’il est question du bombardement qui l’a gravement blessé, en Syrie. Comme il a perdu l’usage de son bras gauche, personne ne voulait l’embaucher à son arrivée en Turquie. Il trie aujourd’hui le plastique par couleur et selon ce que la machine peut traiter. Pour un salaire quotidien de cinq francs. En raison de la forte inflation en Turquie, cela lui suffit à peine pour acheter à manger. «Mon chef a dit : comme tu ne peux travailler que d’une main, tu n’auras qu’une moitié de salaire». Ali a besoin de cet emploi, mais la plupart des gens ne restent que quelques jours : «Ils ne supportent pas la puanteur. Elle abîme les poumons.» Les plastiques contiennent souvent des additifs chimiques qui s’évaporent au cours du processus de dégradation.
Il y a quelques mois, Ismail travaillait encore pour une grande entreprise qui importait des déchets plastiques. Parfois, des services d’inspection arrivaient de l’étranger pour contrôler les machines et les contrats de travail. Ces visites étaient annoncés à l’avance. «Un jour, un groupe est venu d’Allemagne et nous avons dû nettoyer toute l’usine jusqu’à minuit. Nous ne devions pas nous montrer avant que le contremaître nous appelle.»



Exploitation des femmes
Les femmes ne représentent qu’environ 10 % de la population du camp de Borgo Mezzanone. Elles constituent cependant le groupe le plus vulnérable. « On parle ici d’exploitations – au pluriel : traite d’êtres humains, exploitation du travail, exploitation sexuelle, privation de liberté, violence physique et psychique », explique Daniela Zitarosa. Elle évoque des femmes qui, depuis des années, viennent régulièrement se faire avorter, toujours accompagnées d’hommes. Elle parle de femmes qui n’ont ni téléphone portable ni papiers et qui sont enfermées dans un appartement où elles doivent « satisfaire » 15 à 20 clients par jour. « Ces femmes sont sous contrôle total. » Pour les travailleuses sociales d’Intersos, il est difficile d’entrer en contact avec elles. En particulier les migrantes du Nigeria ou de Côte d’Ivoire, souvent cachées dans des appartements privés ou des bordels informels, contrairement aux Roumaines et aux Bulgares qui travaillent sur le trottoir le long des routes de campagne.
Le jour, on ne voit presque que des hommes sur la Piste de Borgo Mezzanone. Abdul se tient derrière un gril au charbon de bois sur lequel cuisent des morceaux de viande. Ce Togolais vit sur la Piste depuis 2007. Il partage sa chambre à coucher avec deux autres hommes. Un matelas derrière un rideau, un casier métallique cabossé, un four électrique. Et pour ses besoins ? Abdul prend une clé et déverrouille un bloc de toilettes en briques composé de quelques cabines traversées par une gouttière. L’odeur est irrespirable, mais l’endroit semble relativement propre. Il est le reflet des nombreux efforts des habitant·e·x·s pour conserver leur dignité dans ces conditions difficiles. « Oui, il y a aussi des femmes sur la Piste, dit Abdul, heureusement pas beaucoup. C’est plutôt en bas, indique-t-il en montrant vaguement la rue en contrebas, mais je ne recommande pas d’aller dans cette partie. »
Des abus ignorés
Khady Sene n’aime pas non plus aller « là-bas ». La Sénégalaise parcourt les cabanes avec un sourire imperturbable, parle avec les habitant·e·x·s et distribue des tracts invitant à une messe dans l’église du village de Borgo Mezzanone, en mémoire des réfugié·e·x·s noyé·e·x·s en Méditerranée. À seulement 31 ans, Khady Sene, qui vit en Italie depuis 2012, a été nommée directrice diocésaine de l’antenne locale de Caritas. Cette diplômée en marketing a commencé comme bénévole pour conseiller les migrant·e·x·s et a depuis consacré sa vie professionnelle au soutien de celleux qui, en dehors des organisations humanitaires, ne suscitent guère d’intérêt. « Ça m’a fait mal de voir comment les migrants sont traités ici », explique-t-elle.
Presque partout, elle est bien accueillie – à l’exception des quartiers où la mafia nigériane fait la loi et gagne beaucoup d’argent avec le trafic de drogue, d’armes et de femmes. Chez Abdul, Khady Sene et le prêtre italien qui l’accompagne reçoivent un coca frais, et elle se fait rapidement emballer un repas à l’emporter dégoulinant de graisse du gril voisin. « Pour moi, cette nourriture c’est la maison », confie Khady Sene. Elle n’a rien contre la cuisine italienne, mais parfois la cuisine africaine réchauffe l’âme.
Quelques cabanes plus loin, trois femmes sont assises dans une cour intérieure, l’une d’elles se présente comme Florence. Elle vient du Nigeria, a 46 ans. Cela fait sept ans qu’elle vit dans le camp, mais elle ne veut pas dire dans quelles circonstances elle a atterri ici. Elle ne veut pas non plus donner son nom de famille, comme touxtes les habitant·e·x·s de la Piste – la crainte est trop grande que des proches au pays lisent son histoire sur internet. Florence est en colère contre les journalistes et les Italien·ne·x·s qui se promènent dans le camp, prennent des photos et posent des questions. Elle rentre brusquement dans la cabane.


Trafic d'êtres humains
Florence est peut-être victime de traite d’êtres humains. C’est en tout cas une théorie crédible pour les deux assistantes sociales Marianna Carusillo et Concetta Notarangelo. Elles travaillent pour l’organisation Medtraining, qui aide les femmes à sortir de la prostitution. Marianna Carusillo raconte que beaucoup d’entre elles y reviennent après y avoir renoncé temporairement : « Elles ont eu des enfants, mais ne savent toujours pas parler italien. Elles doivent donc tout recommencer à zéro : cours de langue, formation professionnelle, logement, recherche d’emploi… » Des processus laborieux, qui durent souvent des années et sont semés d’obstacles. Les travailleuses sociales ne parviennent que rarement à leur proposer leur aide, en particulier aux plus jeunes d’entre elles. « Ces derniers temps, de très jeunes Marocaines arrivent dans les Pouilles par la route des Balkans, officiellement comme aides ménagères. Elles sont recrutées sur internet et viennent travailler dans les arrière-salles des bars », explique Concetta Notarangelo.
L’une des femmes qui a réussi à s’en sortir grâce à Medtraining travaille aujourd’hui comme vendeuse sur la Piste. Mercy, 31 ans, est grande, filiforme et dégage une énergie joyeuse. Elle est originaire de Benin City, au Nigeria, et est arrivée en Italie il y a sept ans. Elle a fait « absolument tout, et même plus » pour tenter de gagner de l’argent, assure-t-elle. Le matin, elle vend du café, des bananes plantains et d’autres produits alimentaires dans sa petite boutique. L’après-midi, elle suit un cours d’italien dans la ville voisine de Foggia, où elle vit avec ses deux enfants. Son troisième enfant, plus âgé, est resté avec sa grand-mère au Nigeria. Mercy détourne ses yeux qui se remplissent de larmes un instant. Puis elle reprend en parlant de la vie en Italie : « Les Italiens ont beaucoup de préjugés à l’égard des Noirs. Mes enfants le ressentent également. Sur la Piste, personne n’a d’amis, chacun se bat pour soi. »
Sexe et drogue à prix cassés
Après le coucher du soleil, la Piste se métamorphose. Les bars ouvrent, la musique résonne. On voit désormais aussi des femmes. Elles sont assises sur des chaises en plastique devant les bars ou debout dans les coins, maquillées de manière criarde, dans des vêtements très moulants. Dans certains bars, on devine des lits derrière un rideau. À la sortie du camp de Borgo Mezzanone se trouve un grand bâtiment plat, à côté duquel la terre a été ratissée : des places de parking pour les clients du « Majestic », la plus grande maison close de la Piste. Le week-end, des groupes de jeunes du village avoisinant viennent s’encanailler, raconte un policier patrouillant à proximité. Drogue, alcool, sexe, on trouve de tout à des prix défiant toute concurrence.
Lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, le politicien d’extrême droite de la Lega Matteo Salvini a menacé de tout « nettoyer » à la pelleteuse. Mais depuis, on n’a plus entendu parler de Rome sur la Piste. Le nouveau maire de Borgo Mezzanone tente maintenant d’activer des fonds européens bloqués depuis des années pour des améliorations dans le bidonville. « Ce serait bien, il est grand temps », commente Khady Sene. Son sourire n’est pas très confiant.
« Toutes les structures d’aide sont désespérément sous-financées », analyse l’avocate Filomena Guerrieri. En collaboration avec une ligne d’assistance nationale, elle s’efforce de garder le contact avec les femmes, qui sont souvent envoyées d’une région à l’autre. Elle a récemment représenté une cliente lors d’un procès à Milan. La proxénète, qui avait attiré sa cliente en Europe avec de fausses promesses, a été condamnée à une peine de prison pour trafic d’êtres humains et aide à la prostitution. De tels succès sont rares. Peu nombreuses sont les victimes qui osent se rendre à la police, notamment par peur pour leurs proches resté·e·x·s au pays, sur lesquel·le·x·s les trafiquant·e·x·s exercent parfois des représailles cruelles. Les femmes craignent en outre d’être immédiatement expulsées si elles s’identifient comme sans-papiers. « Trop souvent, les profiteurs de la traite des êtres humains s’en tirent à bon compte », déclare l’avocate. Son travail est souvent frustrant, les succès sont rares, conclutelle. Et pourtant : « Chaque femme que nous pouvons sauver est une raison de continuer. »

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